Michel Couturier – « battre la ville » une fiction nécessaire
Corinne Melin
L’œuvre de Michel Couturier se déploie de sa confrontation avec l’espace public et l’individu. A ce titre, l’artiste convoque des pratiques établissant une relation avec le public et suscitant un rapport social comme la danse, le théâtre et le cinéma.
Le premier projet filmique est « Périphéries ». Il a pour point de départ le film des cinéastes français, Jean-Marie Straub et Danielle Huillet, « De la Nuée à la Résistance », conçus d’après deux textes de l’écrivain italien Cesare Pavese « Dialogues avec Leuco » et « La Lune et les Feux ». L’artiste considère ce film et l’écrit de l’écrivain italien comme une réserve de matériaux . Il dit : «Le jeu avec ce texte et ce film m’a permis de créer une sorte de démultiplication temporelle. II s’agit en effet, en ce XXIe siècle, de faire référence à un film des années soixante-dix qui met en scène un texte de 1950 écrit dans une version latine ou grecque. Des textes qui, en leur temps, ont été des mises en formes de légendes encore plus anciennes. Cette superposition d’époques suggère quelque chose comme un puits dans le temps. Celui-ci me permet, dans des lieux dont le décor et les pratiques semblent vouloir les dissimuler (l’artiste renvoie ici à ces photographies de parkings, de centres commerciaux, etc.), d’aborder l’épaisseur temporelle et la dimension historique. »1
La distinction de ce « puits temporel » conduit l’artiste à ne pas achever « Périphéries ». Il exploite plutôt les éléments préparatoires : repérages, castings, essais infographiques, scènes tournées, prises de vues photographiques, etc. Il en découle une série d’affiches reproduisant des vues de centres commerciaux et de parkings d’autoroute sur lesquelles sont appliqués des extraits légèrement transformés du dialogue entre la nymphe Nuée et le guerrier Ixion de Pavese. Dans son article « Exploration mythologique », Pierre Olivier Rollin exprime très bien ce qui est en jeu ici. Il écrit : « Immédiatement, le décor est instauré : les espaces commerciaux qui émargent des centre villes, les parkings d’autoroutes ; autant d’espaces de stabulation fonctionnelle qui entretiennent l’illusion angoissante d’un segment d’urbanité viable, ouvert à la déambulation. (…) L’architecture, totalement englobante et aux ouvertures précisément régentées, va par fois jusqu’à singer celle de villes dans leurs formes les plus anciennes, donc les plus couramment admises, assurant une “filiation historique” avec les agoras passées. C’est l’érection d’un simulacre d’espace public, qui élimine tout ce que cette notion entend de liberté individuelle, de dialogue et de confrontations larvées ou frontales. De l’artificialité du décor point le modèle économique autoritaire. » 2
Ces lieux sont très fréquentés mais ne sont pas destinés à établir des relations avec les autres. Les seules relations qu’ils établissent, sont celles liées à la marchandise. Ils rendent compte de l’illusion de l’échange. Cette présence fantomatique hante la vie quotidienne de l’individu. Il en résulte une vie dépouillée d’alternatives ou d’un espace intermédiaire pouvant transformer notre relation à l’univers social et politique. Michel Couturier dit : « II est question d’aliénation dans cette série. C’est de cela que parle mon travail. C’est peut-être là que se situe sa dimension politique. »
Ces affiches ont été présentées dans des encarts publicitaires de centre ville français et belge. 3 En plaçant ces images de lieux périphériques au cœur de la ville, l’artiste transforme ces interstices en des lieux significatifs. Les espaces déconsidérés à priori deviennent des espaces de signification notamment sur la façon dont nous existons dans les espaces publics.
Le film « Une course dans la métropole », 2003 participe de ce questionnement. Il n’existe pas à priori de division sociale dans l’espace collectif alors qu’elle existe de fait par la propriété, la situation sociale des individus, les besoins de mobilité, etc.
Deux danseurs vêtus de blanc, Chloé Dujardin et Ugo Dehaes, mènent à grandes enjambées, une course dans la métropole. Ces images sont incrustées sur celles de lieux emblématiques de la Métropole : musée des beaux arts de Lille, supermarché à Villeneuve d’Ascq, centre commercial d’Euralille, parc et gare Lille Europe, musée du Jacquard et archives du monde du travail à Roubaix ainsi que celles du réseau suburbain : rues, autoroutes, boulevards périphériques, etc. Ces lieux sont filmés vides et selon une perspective centrée. Le point de fuite et l’accélération des images à l’arrière plan renforcent le décalage entre les personnages et les lieux. Il ne s’agit pas de montrer une course réelle. Les deux personnages improbables ne manifestent aucune fatigue. Ils semblent survoler ces lieux de travail et de loisir. Ils passent au dessus de tout. La narration n’a pas de fin. Michel Couturier dit à ce propos : « Cette narration n’a pas de fin réelle, pas de chute, elle demeure en suspens. Le récit ne raconte pas un événement qui arrive ; les personnages sont là pour faire une sorte de constat, d’état des lieux, ils rendent compte d’un état de fait, d’une question qui ne se résout pas. Ils sont un peu décalés et ne peuvent donc pas êtres influencés directement par l’espace dans lequel ils sont, et donc par l’histoire. Ce sont un peu des fantômes, des personnages incrustés dans la vidéo. » 4 Ces présences fantomatiques incrustées dans des espaces socialement déterminés désignent la difficulté d’exister concrètement en dehors des conventions.
Le sol du Bureau d’Art et de Recherche est recouvert d’un plan du cadastre de la région. Par ce biais, l’artiste pointe le décalage existant entre la schématisation de l’espace et l’appréhension individuelle de cet espace. Les codes de la carte sont le plus souvent utilisés par l’individu de façon à s’adapter à son expression, à ses expériences. L’individu en fait avant tout un usage psychologique. Il introduit une dimension affective. Pourtant, l’expérience que nous avons de la nature est codifiée. Une expérience pure c’est-à-dire détachée de notre culture, de notre apprentissage perceptif, etc. n’existe pas. Elle reste à construire, au moins sur le plan fictionnel.
L’œuvre de Michel Couturier n’est pas conçue pour aboutir à une conclusion définitive : elle existe dans le présent en tant que modèle de la façon dont l’aliénation peut se formuler.
Corinne Melin, janvier 2004
1 Interview écrit de l’artiste avec Yannick Gonzalez, Bureau des compétences et des désirs, Marseille. 02/2003.
2 « Exploration mythologique » de Pierre Olivier Rollin in revue L’art même 2001.
3 Ces affiches ont été présentées au centre des villes de liège, de Bruxelles et de Marseille.
4 Entretien de l’artiste avec Cédric Loire lors de l’exposition de la vidéo « Périphéries 1 » 2001, artconnexion, Lille.