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T. Trémeau “Battre la ville”, en périphérie de Lille 2004, l’Art Même 026, 02/2005 (Fr)

« Battre la ville », en périphérie de Lille 2004.

par Tristan Trémeau in L’Art Même n°26, 1e trimestre 2005

Michel Couturier poursuit son questionnement critique sur la crise de l’expérience individuelle au sein des villes et de leurs périphéries dans son nouveau dispositif Battre la ville, une coproduction franco-belge du BAR à Roubaix, de Monac 1 à Lille et du B.P.S.22 à Charleroi, avec le soutien du CRRAV, de la Province de Hainaut et de la Communauté française de Belgique.

Dans la vaste salle d’ordinaire consacrée au portrait et aux questions du corps et de l’identité au sein des collections permanentes du musée des Beaux-Arts de Tourcoing, les visiteurs sont confrontés depuis le 15 janvier à une projection vidéo en boucle de Michel Couturier. Celle-ci représente la course apparemment sans contrainte (dans la limite toutefois visible de la mise en scène et des prises de vues en studio: une course sur place de deux danseurs qui miment une course effrénée et sans fatigue) d’un jeune couple vêtu de blanc, dont les images sont incrustées dans des vues en travelling de parcelles de l’espace urbain, d’axes routiers de la métropole lilloise et d’intérieurs de bâtiments qui en conservent la mémoire ouvrière et artistique ou qui témoignent de ses mutations urbanistiques, économiques, sociales et culturelles récentes (Centre des Archives du Monde du Travail à Roubaix, Palais des Beaux-Arts de Lille, centre commercial Euralille, gare Lille Europe…). Au sol, est disposé le plan cadastral du même territoire, support de mémoire, de projection et d’identification des visiteurs qui le foulent, habitants ou familiers de la métropole, tout comme le fut et l’est Couturier, qui y résida de 1999 à 2003.

Il résulte de ce dispositif une contradiction entre l’identifiable (le plan, les espaces traversés) et l’impossibilité d’identification projective des spectateurs dans ces figures mi-angéliques mi-fantomatiques, à la fois fantasmes d’une liberté sans contrainte et, surtout, allégories de son impossibilité. Croire en sa possibilité (ce qu’interdit l’évidente incrustation des images de ce couple) reviendrait à se bercer d’illusion quant à une réparation de la perte d’une supposée union sacrée qui aurait lié, en un temps lointain et indatable, l’individu à son environnement naturel, en deçà de toute lutte, conflit et discrimination économiques, sociaux et culturels. Il est certain toutefois que, comme l’a analysé et critiqué une lignée considérable d’auteurs depuis Marx (Baudelaire, Simmel. Benjamin, Debord…), la question de la perte de l’expérience individuelle s’est posée de façon accrue et dramatique en raison du caractère impersonnel de la ville moderne et de la manière dont l’individu y est prisonnier de conditionnements économico-psychologiques: “Les problèmes les plus graves de la vie moderne, écrivait Simmel en 1902, viennent de ce que l’individu entend préserver l’autonomie et l’originalité de son existence face aux forces surnaturelles de la société, du patrimoine historique, de la culture extérieure el de ta technique”.

De tout cela les oeuvres de Couturier nous entretiennent depuis les affiches Périphéries en 2001 (présentées à Lille, Bruxelles, Charleroi, Liège et Marseille), dans lesquelles s’ exposait une critique de l’aliénation au temps de la marchandise qui se fait passer pour le temps vécu, dans des espaces privés (supermarchés) qui singent les espaces publics (centres~villes), eux-mêmes largement privatisés (Euralille par exemple), Cette critique se poursuit dans Battre la ville où la métropole lilloise n’est pas un simple contexte te de hasard pour un propos l’excédant. Lille se veut aujourd’hui un modèle de développement urbain, économique et culturel avec l’implantation d’un vaste centre commercial à la lisière du centre et d’une gare high-tech surplombée d’immeubles de bureaux, le tout entouré de nouveaux boulevards périphériques et couronné, enfin, par les festivités de Lille 2004, ses ramblas chinoises (sic). sa verrière rose dans 1a gare Lille Flandres, ses pots de Flower power et autres cuistreries kitsch en musées et maisons folies. Conçu avant mais exposé après l’extinction des artifices de Lille 2004, Battre la ville peut aussi être perçu après-coup, par le natif de Lille que je suis, comme un contrepoint non dénué d’ironie au simulacre d’une liberté féerique et d’une appropriation par les habitants de la ville fabulée en parc à thèmes par ses édiles et ses organisateurs bienveillants.

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