Essais burlesques – Michel Couturier
Par Yves Randaxhe
Essais burlesques et autres vertiges
Chez Couturier, ni l’artiste ni l’œuvre ne s’accommodent d’un corset interprétatif trop étriqué. “S’il y a du symbolique qui m’intéresse (…) c’est ce trop-plein, cet excès, ce glissement des uns sur les autres sans jamais se fixer. Opposés à cela, il y a la grâce des gestes, le traitement des images”, répondait-il récemment à propos de la lecture d’une de ses installations.
Le plan et le pli
C’est peut-être d’ailleurs dans ce glissement que se définit l’une des tendances essentielles de son travail. Une esthétique du pli : la superposition d’images, une légère perturbation du réel, sans que rien n’adhère réellement.
Parmi les séries d’images dont se compose son œuvre photographique, cette métaphore paraît renvoyer directement aux draps froissés de 1983. Draps blancs sur blanc redressés en de vastes images pendant librement comme un linge, et dont la puissance suggestive résidait bien plus dans le jeu sensuel des étoffes, dans le grain des matières photographiées et du photogramme lui-même que dans une interrogation sur l’absence révélée par ces lits vides. La question ne faisait qu’affleurer. Par leur verticalité, leurs tourbillons baroques, leur flottement même, suggérant l’existence d’autres choses “derrière”, ces images de draps évoquaient tour à tour écrans ou rideaux de théâtre – tout comme dailleurs ses rideaux ballants de 1984. Cinéaste et photographe, Couturier se délecte du spectacle de la vie quotidienne, et surtout de sa superficialité – à laquelle répond celle de ses images. Mais il faut en faire son deuil, il n’y a rien derrière ces draps de lits, sinon d’autres draps, la toile photographique, le mur. La planéité n’est qu’en apparence perturbée, légèrement froissée.
Sa vidéographie montrant des anonymes défilant devant un film de Laurel et Hardy ajoute des plans – mais point d’épaisseur. L’un de ces films met en scène, comme par hasard, une affaire de lits, de draps.
S’il est dès lors difficile de parler d’une transcendance du réel, on ne peut toutefois nier l’espèce de vertige que provoquent ses œuvres, même les plus statiques. Ainsi ses gros plans de cailloux, vers 1986 : il n’y a guère plus opaque, plus plan, plus fermé. Mais loin de se sentir comme repoussé, le spectateur ne peut s’empêcher de s’y accrocher, cherchant l’issue entre microscopique et macroscopique et finalement, comme le décrit joliment Philippe Dubois, ” s’abîmer dans le précipice du dedans” après avoir résisté au “vertige du dehors”. Et que dire de celui qui s’empare du spectateur à la vision de l’un des Essais burlesques mettant en scène un personnage suspendu au-dessus de la circulation tourbillonnante?..
Du théâtre?
Il y a du spectacle chez Couturier, on l’a dit. Du théâtre. Car celui-ci ne connaît dans ses décors que le plan, dans son action que la circulation latérale. Unité de temps, de lieu, d’action, avec de légers froissements. Mais aussi bien, chez Couturier, le spectacle n’est pas derrière le rideau; il y a bien à voir sur le rideau, devant le rideau – mais c’est toujours par le rideau. Dans cette perspective – si l’on ose dire – il n’est pas si étonnant de noter, à travers toute l’œuvre de Couturier – photos et vidéos – un goût pour les signes de la théâtralité, sinon l’héroïsation, qui plonge ses racines dans l’histoire de l’art jusqu’aux peintres baroques, maniéristes, et aussi pompiers.
On a noté la familiarité baroque des lits défaits. Mais leur platitude volontaire les assimile presque au néo-classicisme d’un David. Les cadrages de sa vidéographie L’argent accentuent jusqu’à l’emphase le geste pur, tendu. Mais elle ne fournit pas la morale qui est sensée l’accompagner.
Dans le merveilleux Voyage/Orphée, des plans fixes saisissent les visages des voyageurs du métro. Leur silence, leurs regards, leur paradoxale immobilité en font surtout les héros d’un voyage intérieur; des textes extraits des Métamorphoses d’Ovide (l’histoire d’Orphée) et d’un roman philosophico-policier d’anticipation Spinoza encule Hegel (sic) assurent une sorte de contrechamp qui contribue encore à déplacer ces personnages; anonymes dans une dimension nouvelle, intemporelle. Cette installation se complète de close-ups et d’impressions numériques reprenant certains visages. Leur traitement pictural, la mise en valeur des regards, leur disposition sur un fond aérien repris à des peintures de plafonds de théâtre exaltent leur beauté et suggèrent une dimension dramatique, sinon tragique.
Les soubresauts incessants de véhicules dans un des volets des essais burlesques évoquent l’humour répétitif et le goût du slapstick des films comiques de l’époque du muet;, mais, comme dans ces films, l’identification, à force, s’effectue avec la victime, indéfiniment condamnée à des hoquets de mourant.
Ce tragique inattendu, de même que le thème récurrent du vertige font partie de la composante baroque de l’œuvre de Couturier. Ses séries photographiques sur des éléments d’architecture – frises, colonnes, chapiteaux – dans ses photographies des années ’93-’94, se présentent comme une variation sur la beauté et les qualités expressives de ces éléments porteurs que les architectes baroques ont le mieux su mettre en scène. Quelques années plus tard, dans certaines installations vidéos comme Les fumeurs ou encore L’argent., c’est également sur les parties du corps les plus expressives comme la bouche ou les mains, que l’attention est focalisée.
La gravité
En viendrait-on, en fin de parcours, à réfuter les objections précautionneuses de l’artiste face à la tentation de l’interprétation symbolique ? Face à l’esprit de sérieux de certain de ses contemporains, on comprend son insistance.
Couturier se veut léger. Et son œuvre témoigne de ce balancement, de cette aspiration à l’apesanteur. Même les puissants agrandissements de cailloux étaient tirés sur un matériau qui semblait flotter, comme animé par un léger souffle de vent. Ailleurs, sur un support tout en hauteur, deux chapiteaux, mais point de colonne; parfois, une plume.
Pourtant, pas un sourire sur les visages des passagers du métro; au contraire, une certaine gravité. C’est que Couturier revendique la recherche de la beauté, dont chacun de ses personnages est le messager. Chacun est cet Orphée, qui fait le titre de l’installation, et qui réduisit les puissances infernales par la force de son chant.
Le travail de la représentation, le traitement des images, la dimension poétique clairement revendiquée restitue à chaque voyageur son aura, par la grâce de ses gestes. Comme dans les Essais burlesques, où les mouvements désordonnés des personnages, les soubresauts des mécaniques, le chaos de la circulation confinent en fin de compte à la chorégraphie, cette gravité-là s’oppose à la lourdeur. Et à la légèreté, dans ce qu’elle peut avoir d’insoutenable.
Yves RHANDAXHE, 1999.