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R. Balau : Michel Couturier Battre la ville, Archistorm no.12 2005 (Fr)

Raymond Balau : MICHEL COUTURIER

BATTRE LA VILLE

Musée des Beaux-Arts de Tourcoing, du 15 janvier au 14 mars. Une grande salle rectangulaire, de 13,8 x 9,1 m. Deux grandes baies de part et d’autre d’un mur longitudinal. Sur l’axe de symétrie transversal, des deux parties de l’installation : au sol, un plan de la métropole lilloise, sur le mur opposé aux ouvertures, une vidéoprojection. Les entrées apportent un peu de lumière, qui s’additionne à celle de la vidéo. Le plan (8,5 x 8,9 m) est tiré d’un fichier de la Communauté urbaine ; il montre le bâti blanc sur fond noir, formant l’image d’une sorte de nébuleuse. Le public se déplace sur ce plan, dans une pénombre qui lui permet d’en percevoir les détails. Au mur, en boucle, les 8 minutes de vidéo montrent un couple en train de courir, sur fond de travelling arrière en milieu urbain : autoroutes, gares, usines, centres commerciaux, musées. Les jeunes personnages vêtus de blanc semblent flotter ; leur silhouette en mouvement est incrustée sur ce fond fuyant, à la manière des films tournés en studio : en fait, ils font du surplace, et l’expression de leurs visages semble d’autant plus énigmatique…

Battre la ville ?, prenons ce titre au pied de la lettre. Le Petit Robert donne deux acceptions : parcourir pour rechercher, explorer, fouiller, reconnaître ; et puis (« Esprit qui bat la campagne ») : divaguer, extravaguer. Toute une littérature s’est attachée à cette expression (on pense à Queneau, à qui l’on empruntera, cf. infra, l’idée de petite cosmogonie portative…). C’est donc au sens propre et au sens figuré qu’il faut s’interroger sur cette transposition, battre la ville, plus étrange et surtout plus fertile que courir les rues. Car il s’agit bien, dans le propos de Michel Couturier, d’évoquer ce changement de nature.

On le sait, l’exposition La ville qui fait signes l’a montré avec insistance, la campagne a « disparu » sous l’expansion urbaine (AS # 12) ; le tapis de l’urbanisation en a peu à peu phagocyté des étendues. Une autre manière de voir ça serait de s’en référer à la cartographie et à sa logique d’informations en couches — strate urbaine « couvrant » l’espace rural —, en pensant même à la fable de Borges sur les Collèges de Cartographes, en cet empire où l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une Ville et la Carte de l’Empire toute une Province !

De la Nuée à la Résistance

On le sait aussi, Umberto Eco a raillé cette couverture cartographique dans Pastiches et postiches. Mais c’est l’invisible plus que l’imaginable qui est ici à prendre en considération. Parallèlement à l’exposition, Michel Couturier a placé des affiches dans un certain nombre de panneaux Decaux. Ces photographies ont été prises dans les parkings des hypermarchés Auchan. Ceux-ci ceinturent l’agglomération Lille-Roubaix-Tourcoing, au point que les autoroutes urbaines, dit-on, auraient été tracées en fonction de leur desserte… Sur ces images se superposent des fragments de textes de Cesare Pavese ; par exemple :

Une limite vous est fixée à vous les hommes. L’eau,

le vent, la roche et la nuée ne sont plus votre chose. Vous ne

pouvez plus vous les soumettre en naissant et en vivant.

Ou encore :

… Ces monts qu’un temps vous parcouriez en

maîtres, ces créatures nôtres et tiennes engendrées

en liberté, maintenant tremblent sur un signe …

Que signifie ce décalage, compte tenu de la coïncidence de l’exposition ? À l’origine, le projet s’appelait Périphéries ; les affiches étaient une étape pour une vidéo clairement issue, par effet induit, d’un Straubfilm, conçu au départ de deux textes de Cesare Pavese : De la Nuée à la résistance (1979). Les textes en surimpression sont tirés soit de La lune et les feux (1950), soit des Dialogues avec Leuco (1947), les recueils qui ont fourni la trame mythologique au film de Danièle Huillet & Jean-Marie Straub.

Fausses façades en vraies briques

Bon, mais alors ? Michel Couturier est fasciné par les positions de Pavese et des Straub, qui ne sont plus tenables aujourd’hui, mais qui lui permettent de cerner et de pointer son objet : le premier travail, pour un artiste à l’ère de la mondialisation — et de la convivialité urbaine généralisée par les milieux économiques — n’est-il pas de s’interroger, quant à la position à adopter, sur ce qui est Nuée et sur ce qui est Résistance ? La figure opératoire, ici, est celle de l’errance, mais comme le montre clairement l’installation, de l’errance dans l’espace-temps. Les mythologies de l’aménagement du territoire (la cartographies, sous nos latitudes, servant à faire la guerre économique) convoquant celles qui ressortissent … aux petites cosmogonies portatives ; en l’occurrence, celle de Michel Couturier. Nous sommes aujourd’hui dans une période de post-planification urbaine ; les infrastructures viaires évoluent peu, et l’équilibre ville-campagne est l’objet de nombreuses mesures de conservation. Mais à cet état de fait s’ajoute la nouvelle réalité, elle en mutation permanente : Internet développe une proliférante e-topia dont le modèle est celui de la grande distribution.

Sur le site de la branche immobilière de Auchan (Immochan), on en trouve l’expression fondamentale : « faire naître et faire vivre l’espace commercial au cœur de la vie » (simplification, embellissement et célébration de la vie en sont les trois mamelles), avec le corollaire en matière de cadre de vie, « la maîtrise de tous les métiers et savoir-faire d’urbanisme, d’architecture commerciale, de construction et promotion immobilière. » On trouve, dans ces centres commerciaux, de fausses façades en vraies briques. L’ancrage local est image-d’Épinalisé, pour amender l’organisation orthonormée des flux de marchandises et d’acheteurs, avec huilage des rouages par un savant travail sur l’image des lieux : le moindre terre-plain est un jardin. Mais on évite soigneusement le nain ! Car l’évolution est à la différenciation des produits et à la segmentation des marchés, afin que le public devienne de plus en plus grand. Et puis : respect de l’environnement, entreprise citoyenne, commerce éthique, capacité à structurer l’espace périurbain ; rien à redire. Il existe même une chanson de Didier Barbelivien :

Moi je t’attends comme un gland

Sur le parking d’Auchan…

Absolument cohérent.

L’Olympe du cybermarché

Oui, la fin du XXème siècle a vu les hypermarchés (ce n’est qu’un exemple) prendre les casquettes des urbanistes et des architectes afin de pourvoir à ce monde bien meilleur pour les affaires, avec de savantes mixités comme les prérogatives de la police de la route sur lesdits parkings ou la diversification des services. Publics, privés, ces services ? On ne sait plus très bien. Mais là où ça se complique, c’est dans l’Olympe du cybermarché, où dieux et démons monopolisent l’attention et dissolvent la vigilance. Et là, il ne s’agit plus de tache d’huile, mais d’imprégnation, d’osmose.

Soit.

On est libre d’y aller ou pas (du moins en théorie).

Cela dit, qui a vu De la Nuée à la Résistance ? On peut toujours relire le n° 305 des Cahiers du Cinéma, et méditer sur la critique du capitalisme distillée entre pessimiste et lyrisme chez Pavese ou les Straub, ce qui importe, c’est de mesurer les conséquences du fait que les hypermarchés sont des centres et non des périphéries. Les cœurs historiques des villes sont des enclaves surprotégées arborant fièrement leurs simulacres, idéologie du patrimoine à l’appui.

La campagne véritable, aujourd’hui, et pour longtemps, est cultivée en parts de marché, le « montage » aboutissant à cette fiction objective qu’est désormais la vie des « vraies gens », les hypermarchés étant parmi les meilleurs studios de production, avec les villages de vacances, les parcs à thèmes et les grands musées. Les finalités immédiates, au bout du compte, sont réglées en exercices fiscaux, en mises aux normes et, pire, en comportements ritualisés. D’où l’intérêt d’une spéculation quant à la dialectique des pertes et des profits.

Ajouter de l’imaginaire

L’installation de Michel Couturier joue de mises en abîme sur plusieurs plans, littéral (d’urbanisme, de projection) et métaphorique (de consistance, et d’action, au sens cinématographique). Les cosmogonies portatives, achetées sur catalogue ou faites de culture, sont là pour faire tourner le monde, pour que s’exercent les mécanismes du pouvoir et ceux des contrôles qu’ils appellent. Battre la ville est forcément un pis-aller, mais titrer cadre et détoure, ce qui est heureux face à un horizon rendu indépassable par dissolution dans l’univers du code barre et de l’hyper-zone de chalandise.

Alors, que faire ?

Il est évident que les aires commerciales de tous types affichent de plus en plus des façades d’espaces publics. Ce qui conduit à cette réflexion : devant leur développement, faut-il souhaiter que s’y ajoutent les contraintes de l’espace public démocratique ? C’est une bonne question, dans la mesure ou ces contraintes de signes opposés ne s’annulent pas.

Ce que dit Couturier, clairement, c’est qu’il vaut peut-être mieux y ajouter de l’imaginaire, non d’import-export, mais de l’imaginaire natif, ancré ici et partout, celui que gomment trop l’éducation et la formation, celui qui apparaît dès que l’on ne réfléchit plus en termes d’offre et de demande, ni de rites individuels/collectifs, pour peu que l’esprit s’abandonne ; alors, c’est de liberté qu’il s’agit.

Le principe du shopping mall est un phénomène comparable à l’haussmannisation, qu’il faut analyser avec sa part d’invisible, celle de ses divinités cotées en bourse. Mais à l’immatériel de l’enseigne, se conjugue toujours, au-delà des apparences, l’immatériel du génie du lieu : c’est là, précisément, que Couturier situe ses personnages flottants, irréels, dans ce qui résiste au triomphe aveugle des valeurs marchandes, dans cette étendue où le centre, bien sûr, est nulle part, et la périphérie partout, dans cette rêverie qui garde les yeux grand ouverts face à l’aveuglement des lois du marché.

Les lieux que « visitent » les deux personnages sont vides d’une vacuité proche celle de la carte ; la densité de l’immédiat ne les entrave pas, car ils circulent dans l’indéterminé.

Raymond Balau

Exposition, Battre la ville, Musée des Beaux-Arts de Tourcoing, 15 janvier – 14 mars 2005.Parallèlement, présentation de la vidéo Ombres, au BAR (Bureau d’Art et de Recherche) et de la série Périphéries dans les panneaux d’affichage urbain.