Entretien de Yannick Gonzalez (Bureau des Compétences et des désirs, Marseille)avec Michel Couturier
PÉRIPHÉRIES
Entretien de Yannick Gonzalez (Bureau des Compétences et des désirs, Marseille)avec Michel Couturier (Liège, 1957). Installé à Lille depuis 1999, il réalise I’essentiel de son oeuvre sur support photographique et vidéo.
Tes affiches avec des vues de parkings commerciaux viennent d’être présentées à Marseille à I’entrée de plusieurs parkings sous-terrains du centre ville. Elles font partie d’un projet global. Peux-tu nous en parler ?
Je m’intéresse aux parkings et aux centres commerciaux depuis quelques années. Peut-être ai-je voulu interroger le malaise que j’éprouve quand je m’y trouve. Ou plutôt le sentiment que dans ce genre d’endroits, certaines questions se posent avec d’avantage d’acuité qu’ailleurs. Des questions qui ont trait au rapport individuel, à I’espace ou encore au sentiment de liberté, comme si la société, mais surtout notre condition, notre existence, s’y révélaient d’une manière plus claire et plus violente.
Pour aborder ces questions, j’ai commencé un projet de film avec ces lieux pour décor. C’était une méthode de travail pour déterminer ce qui était à faire et pour m’approprier les lieux. II en résulte un vidéogramme, des affiches, des cartes postales.
À Liége et à Bruxelles, j’ai fait un travail B la fois d’exposition, d’expérimentation et de développement du travail avec l’association 251 Nord : nous avons posé les affiches dans quelques lieux spécifiques, choisis pour leur caractère d’espaces g la fois publics et privés. Très vite, se sont posées des questions à propos de la forme et du lieu où montrer le travail. Et elles se sont posées de différentes manières. Le projet s’est d’ailleurs retrouvé à un certain moment sans lieu : à Lille, il y a eu la crainte d’une hypothétique action en justice. Les photos ayant été prises sur des parkings appartenant a des propriétaires réputés insensibles à I’art contemporain et, de surcroît rabiques, puissants et intransigeants, les organisateurs ont décidé de ne pas poser les affiches. Elles ont quand même été montrées de la manière initialement prévue, dans des panneaux lumineux, à Bruxelles et bientôt à Charleroi.
Là, il s’agit d’une présentation dans I’espace public dont on comprend bien le motif : les images devenues affiches réinvestissent les lieux dont elles sont issues. Mais comment est venue I’idée de les présenter dans des lieux administratifs ? Est-ce que leur sens en est modifié pour autant ou est-ce de I’intrusion pure et simple ?
Les centres commerciaux prennent I’aspect de rues, d’espaces publics mais ce sont des lieux privés, ce qui n’est pas indifférent (et pas seulement pour la liberté d’y prendre des photos). Je voulais interroger cette notion d’espace public et, plus précisément, celle que l’on a dans différents types d’espaces. À Liége et a Bruxelles, ce n’est pas le caractère éventuellement administratif des lieux qui m’intéressait. Je voulais des lieux ouverts au public, où I’on ne travaille pas, où I’on ne consomme pas, où I’on attend, on s’ennuie, où on est donc disponible. En même temps, ces lieux sont ceux où I’on accomplit des actes qui sont d’une certaine importance en ce qui concerne la vie personnelle. Les affiches ont, entre autres, été posées dans des administrations municipales où I’on délivre des cartes d’identité, permis de séjour, actes de naissance, de décès et dans des mutuelles (en Belgique, elles servent aussi et surtout de guichets de I’équivalent des CPAM). Ensuite il y a eu un travail de reportage sur la manière dont les affiches ont été reçues.
Pourquoi multiplier les lieux de prises de vue (Lille, Bruxelles, Marseille etc.) alors que les espaces que tu photographies sont à priori fous identiques ?
D’abord, ils ne sont PaS vraiment identiques. Mais, plus sérieusement, mon but n’est pas de montrer qu’ils sont des lieux standardisés et génériques ou encore, de voir en eux des « non-lieux » extérieurs à toute référence, culturelle ou autre, à la fois indifférents et interchangeables (ce qu’ils sont par ailleurs). Je considère qu’ils sont le décor et I’organisation de notre existence quotidienne, le terrain où se déroule notre histoire, et cela que I’on s’y rende souvent ou rarement, que les lieux où I’on habite et où I’on travaille leur ressemblent ou non. Mon propos est d’interroger notre existence, tant individuelle que sociale, dans ces lieux emblématiques, par Io notre rapport à un espace/temps. Je fais ce travail en confrontant des textes et des images à travers la vidéo et la photographie. C’est pour cela qu’il est important qu’il s’agisse de lieux non pas génériques mais particuliers, situés dans un paysage spécifique, que I’on peut reconnaître et s’approprier.
Les Serial Objects sont volontairement de drôles d’objets, leur vocation est d’attirer I’attention en faisant un clin d’œil – ou une grimace ? – au marché de I’art. En ce sens, tes jetons sont parfaits ! Comment peuvent-ils être resitués dans la logique globale de ton projet Périphéries ?
Je conçois la production du jeton comme une nouvelle extension de ce travail avec les lieux et les textes. II a la forme d’une pièce d’1€ et comme elle, il voyage au fond des poches. Mais, sauf quand on est en train de pousser son Caddie, il n’en a pas la valeur d’échange en termes de marchandises. Comme les affiches, comme les textes sur ces mêmes affiches, il est décalé par rapport au système de la consommation.
Les mots tourbillonnent sur les deux faces du jeton. On peut les lire à partir de I’une ou I’autre face et du centre vers la circonférence ou inversement. Je pense que c’est dans un mouvement analogue que, de loin, surgissent les textes sur les affiches.
Si le jeton ressemble a une pièce de monnaie, il a la particularité de « coller »à celui qui la détient (on le récupère quand on remet le caddie), il n’est pas destiné à circuler aussi facilement. Comme les références historiques et mythologiques que suggèrent les mots gravés, on ne s’en débarrasse pas comme ça.
Les textes que tu choisis en contrepoint des photos sont extraits des ouvrages de Cesare Pavese « Dialogues avec Leuco » et « La lune et les feux » : en référence au film de Straub et Huillet. Quelle importance accordes-tu à ces références ?
Le film de Straub et Huillet a été un point de départ, à la fois point d’appui et prétexte. II n’est pas question d’hommage, de fidélité ou de référence obligée. II s’agit toujours d’extraits assez transformés du même texte, je m’en sers très librement comme d’une réserve de matériaux, carrière de pierre, boîte de legos ou jetons de Scrabble. Cette technique de collage est millénaire. Mais, jusqu’à présent, le jeu avec ce texte et ce film m’a permis de créer une sorte de démultiplication temporelle. II s’agit en effet, en ce XXIe siècle, de faire référence à un film des années soixante-dix qui met en scène un texte de 1950 écrit dans le style d’une version de textes classiques latins ou grecs. Des textes qui, en leur temps, ont été des mises en formes de Iégendes encore plus anciennes. Cette superposition d’époques suggère quelque chose comme un puits dans le temps. Celui-ci me permet, dans des lieux dont le décor et les pratiques semblent vouloir les dissimuler, d’aborder I’épaisseur temporelle et la dimension historique.
Ainsi, tu évoques une dimension poétique de la vie quotidienne : une image, quelques mots, une situation de solitude, d’errance… Une situation « périphérique » en quelque sorte, que I’on a également envie de qualifier de politique…
S’il est question de solitude, c’est que ces lieux – très fréquentés – ne sont pas destinés aux relations avec les autres, mais plutôt aux relations avec les marchandises et au désir toujours frustrant qu’elles suscitent. S’il est question d’errance, ce serait un peu à la manière de fantômes qui hanteraient leur vie quotidienne, une vie dépouillée de certaines potentialités, de son existence autant individuelle que sociale. II est donc question d’aliénation. C’est de cela que parle mon travail. C’est peut-être Ià que se situe sa dimension politique.
Février 2003