Lino POLEGATO/Michel COUTURIER
– À la recherche du temps présent, Lino POLEGATO suivit d’une interview, Flux-News, juin 1998.
«A LA RECHERCHE DU TEMPS PRÉSENT»
Lorsque Heidegger écrit que “l’essence de la technique n’a rien de technique”, il semble affirmer que la technique ne peut faire le tour d’elle-même. Cela veut-il dire qu’il y a en elle quelque chose qui résiste, quelque chose que seuls, peut-être, les poètes peuvent toucher? René Berger y fait allusion dans ce numéro : “… Aussi paradoxal que cela paraisse, ce que j’appellerai “les amonts de la technologie” semblent rejoindre les “amonts du mythe”. Y a t il une possibilité de réintégration du mythe à travers le travail de déstructuration des images? Chez Michel Couturier, le jeu interactif de quatre moniteurs vidéo est une manière de réactualiser le corps, le corps célébré, non pas dans son entièreté mais dans sa partie, le fragment valant pour le tout. Le caractère métonymique de cette démarche est chez-lui clairement revendiqué. Tout est lié. La déstructuration analytique des images débouche sur la mise en forme sur ordinateur d’une image fixe. Si au départ, l’artiste part pour un voyage dont le but est un commentaire sur son environnement, (travail vidéo) ;un autre but, tout aussi important est la structuration, l’épuration du signe à travers l’image fixe, archétypale. Une image archétypale dont les référents sont inscrits dans la mémoire même de notre imaginaire collectif. Les images de Michel Couturier vont rechercher leur pureté dans leur origine documentaire : le métro, les marchés sont autant de réceptacles qui agissent en tant que révélateurs de signes. En se consacrant à la caméra fixe, à l’ordinateur, en ne jouant que sur le recadrage, la dispersion, l’isolement, le découpage et la répétition des images dans le temps, Michel Couturier retourne à une poésie du signe et renoue avec cette pureté. Il nous rappelle que, de la paroi de la caverne aux recherches contemporaines, la genèse du signe et du sens prend sa source dans le mythe. La démarche est poétique, elle veut casser la chronologie narrative pour chercher un nouveau présent. Un instant essentiel. Une nouvelle manière, peut être, de ré-humaniser l’image…
Lino Polegato : De plus en plus, dans tes derniers travaux, le traitement des images se scinde en deux parties : images mobiles et images fixes, la vidéo et l’informatique. Que représente pour toi la confrontation de ces deux traitements d’image?
Michel Couturier : Les images fixes extraites des vidéogrammes sont la continuation de ceux-ci. Plutôt qu’opposition ou confrontation, il y a une continuité logique du travail de la prise de vue au “montage” -j’ignore si ce terme est bien adéquat pour désigner le travail de la vidéo sur ordinateur-. Mais quand même, à chaque étape du travail, le projet est remis en cause, il évolue en fonction de ce qui se passe devant la caméra, dans le viseur puis sur l’écran de l’ordinateur.
Peux-tu expliciter ce rapport au temps que génère ce type de pratique audiovisuelle… Qu’est-ce que la vidéo installation apporte de plus?
Une projection de cinéma ou même une diffusion sur un écran de télévision induisent toujours une temporalité et un rapport défini aux images où interviennent de l’identification et l’attente d’une narration. L’installation de plusieurs moniteurs dans l’espace produit d’autres effets : la temporalité est celle de l’installation qui elle est permanente, une distanciation par rapport aux images, un rapport à l’espace et à son propre corps. Une installation se rapproche de la sculpture, c’est peut-être une sorte de mobile. Il n’y a ni début ni fin aux vidéos projetées, il y a des rythmes. Le rapport au temps dans les vidéogrammes et le rapport que je veux leur instaurer appelle l’installation.
En toute logique, ces vidéogrammes devraient idéalement être émis à partir d’ordinateurs plutôt que de magnétoscopes. La bande magnétique induit une temporalité avec un avant et un après : les bobines réceptrices et débitrices, elle est limitée dans sa longueur. L’ordinateur a une mémoire qui fonctionne toujours au présent, les images y sont potentiellement toutes prêtes à être montrées à n’importe quel moment, dans n’importe quel ordre, à n’importe quelle vitesse. Il n’y a pas d’évolution, de passages dans les vidéos, certaines images y passent indifféremment au ralenti ou en marche arrière. Il y a seulement une tension, un désir qui ne s’apaisent pas. L’installation vidéo est perpétuellement au présent.
Tu présentes dans tes derniers travaux vidéo deux séquences : des bouches qui crient et des mains qui échangent des billets de banque, quelle est pour toi la signification de ce rituel?
La répétition ne veut pas dire qu’il y a rituel. La réitération de ces gestes parle de la persistance d’une demande et d’une réponse qui ne l’apaise pas. La répétition fait aussi partie de la mise à distance, elle porte l’action dans le registre du jeu et de la représentation. Il apparaît alors qu’il s’agit d’autre chose que de cette seule demande. Ça parle d’une blessure, d’une angoisse, d’un manque. Les moniteurs montrent en boucles des images similaires pendant toute la durée de l’exposition, il n’y a ni le début ni la fin d’un rituel.
Avant d’être la métaphore de quelque chose, ces mains qui échangent de l’argent sont la métonymie des corps et des personnes qui sont au bout de ces bras. Les mains sont, presque autant que les visages, expressives. Une main sur un écran, c’est une présence avec une demande, un désir et puis, il y a une réponse, forcément décevante. La tension est mal apaisée, il reste quelque chose de non résolu alors, ça continue.
Tout cela est simplement parti de l’observation de ces gestes dans la rue et de l’intérêt que je leur trouvais.
Ces gestes anodins sont-ils les révélateurs d’un monde caché?
Il n’y a pas de message symbolique à découvrir dans ce travail. Bien sûr, les pièces de monnaie et les billets de banque sont les symboles d’une valeur numéraire qui renvoie elle-même à des biens matériels, à du travail… Ces gestes peuvent appeler à des tas d’interprétations symboliques possibles, dans tous les sens, indifféremment mais ils ne peuvent en fixer un. S’il y a du symbolique qui m’intéresse là-dedans, ce sont ces symboles d’échanges de symboles de symboles…, c’est ce trop-plein, cet excès, ce glissement des uns sur les autres sans jamais se fixer. Opposé à cela, il y a la grâce des gestes, le traitement des images.
Quel est finalement le message que tu veux faire passer?
Les mains qui attendent, demandent, virevoltent, donnent, font des gestes parfois violents, parfois doux ou gracieux, ont une expression qui excède l’échange d’argent qui lui l’est. C’est peut-être à ce niveau que je vois l’opposition.
Il n’y a pas à proprement parler de message que j’exprimerais de manière symbolique. Il s’agit plutôt d’un travail de nature poétique, comme pour un poème, il faut envisager le tout : l’installation, les moniteurs, leur disposition, la manière dont les images viennent aux écrans et s’en vont. C’est la confrontation à l’installation qu’il faut envisager.
Comment s’effectue chez toi le traitement des images?
Il y a bien sûr dans les images un rapport au symbolique mais les diverses distanciations dont il fait l’objet sont à mon sens plus importantes : Le dispositif : le rapport spatial et temporel; Le traitement des images: montage, ralentis, travail sur la forme. Les expressions des mains en mouvement et enfin le trop-plein, l’indétermination des significations possibles des images.
L’installation doit fonctionner comme une mise à distance, une mise en question de la relation du spectateur aux images. Elle est une interrogation des conditions et des processus de réception de ces images. Je souhaite seulement que l’expérience de l’installation, le rapport du corps à l’espace, le rapport aux images soit de l’ordre de la jouissance.
Alors, si on est optimiste ou ambitieux, on peut espérer que cette affaire de distanciation, de rapport à l’espace et au temps, de jouissance ait des conséquences sur la conscience de faits de nature sociologique ou politique. J’ai le plus souvent tendance à penser que ce ne peut plus être, hélas ou non, le but raisonnable ou avoué d’une exposition d’arts plastiques.
Les rapports d’ordre jouissif que génèrent les images sont parfois de type obsessionnel. Est-ce un autre aspect de la réalité pour toi?
Les gros plans de bouches qui crient sont là pour ce qu’ils sont, formes à la fois familières et obscènes, qu’ils évoquent tout ce qu’ils peuvent : le sexe, la parole, la nourriture… C’est plutôt de quelque chose de l’ordre du manque, d’un désir inassouvi, d’une satisfaction partielle et décevante dont il est question. Avec les mains, il y a deux personnes dans le cadre de l’image. Les bouches solitaires dans l’écran, répondent à une autre image dans l’installation, elles sont la continuation, ou le prologue, des échanges d’argent.
Tu utilises souvent des mimes acteurs dans ton travail, pourquoi ne pas se contenter de surprendre les gens dans leurs gestes quotidiens? La vie n’est-elle pas plus importante que le théâtre qui est illusion?
Le tournage en studio a été précédé d’un tournage en ville, sur les marchés qui a abouti à un vidéogramme. Le travail en studio avec des “acteurs” ou plutôt des modèles (des copains, quoi) n’est pas de l’ordre de la pantomime, je leur ai donné fort peu d’indications : juste le cadre (de l’image et de l’action) quelques billets et quelques pièces. Ils ont joué dans les deux sens du terme, je les ai un peu pris au piège et surtout ils se sont pris au piège les uns les autres. Il y avait autant et même plus de vie et d’imprévu dans leur geste que lors des tournages sur les marchés. Le travail en studio opère aussi une première mise à distance par rapport aux gestes filmés et leurs significations. La répétition des gestes n’était plus le fait d’une simple compilation d’images prises à la sauvette mais faisait d’emblée partie du jeu dès le tournage.
Sur l’autonomie de l’œuvre d’art… Tu considères que le travail doit vivre de manière autonome, tu te rattaches donc aux vieux principes classiques de l'”unicum” en art, les qualités de reproduction informatique ne viennent-elles pas perturber ce raisonnement?
Je ne pense pas du tout qu’une œuvre doit être totalement autonome, qu’elle ne doit ni interférer ni dépendre des lieux, du temps et des conditions générales de réalisation et de présentation. Je pense en revanche qu’elle doit avoir une consistance en dehors de cela, qu’elle doit entre autres être capable de résister à des conditions (matérielles, sociologiques…) de présentation différentes et les excéder, ne serait-ce que pour pouvoir le faire dans les lieux et au moment de sa création.
Dan Graham soutient que l’art a pour fonction d’éduquer la vision et que la vidéo est le meilleur outil pour le faire… Que penses-tu de la réflexion de ce pionnier de la vidéo?
L’éducation m’ennuie. Je suis prof et père, j’ai déjà donné. Pas plus que faire travailler le secteur Horeca aux alentours des grandes manifestations artistiques, l’art n’a comme fonction l’éducation laquelle est un travail cumulatif dont les résultats sont, en principe, vérifiables. L’art est. Ses résonances ne sont contrôlées par personne, surtout pas par l’artiste. Une œuvre fait ressentir, pointe des surgissements du réel, elle peut à celui ou celle qui s’y penche, faire prendre conscience de faits de nature individuelle ou collective. Au-delà de cela, c’est l’affaire du public, des critiques, des “curateurs”… Chaque médium induit des rapports au réel qui lui est spécifique. La vidéo, dans toutes les phases de son travail, me permet d’aborder ou me pousse à aborder ; dans quelle mesure choisit-on ses objets et ses outils de travail? les questions de la figure humaine et de sa représentation.
Les citations sont récurrentes dans ton travail, je pense aux classiques, Masaccio, Mantegna dans les regards du métro ou à Michel-Ange dans l’argent. Est-ce inconsciemment la nostalgie d’un monde perdu?
Ce n’était pas mon projet de départ. Il y a évidemment quelques ressemblances, j’en suis quand même conscient. Je suis loin d’être un spécialiste de la peinture de la Renaissance (je m’étonne que tu ne cites pas les maniéristes), même si j’adore visiter l’Italie. Il s’agissait finalement de représenter le corps humain et j’ai tout naturellement été amené à travailler plus particulièrement les parties les plus expressives : le regard, la bouche, les mains.. ensuite, il s’agissait de les placer dans l’espace à deux dimensions de l’image, de travailler les couleurs, alors… Mais il ne s’agit nullement de nostalgie ni de faire des références, de donner des pistes d’interprétation.
Comme spectateur ce que je ressens, ce que j’attends d’une œuvre, qu’elle soit de la Renaissance, d’aujourd’hui, ou de n’importe quand, c’est la même chose. On ne peut quand même pas traîner tout le temps dans des musées d’art contemporain, ce serait d’un sinistre!
Quelles sont tes références parmi les artistes contemporains?
L’art que l’on voit la plupart du temps m’ennuie, si ce n’était pas le cas, je n’essaierais pas d’en faire moi-même, je suppose. Je suis particulièrement insensible aux travaux d’aujourd’hui dont le seul propos est un rapport critique, du moins présenté comme tel à ce qu’on appelle communément le monde de l’art. Je reste marqué par la découverte, tardive, à la fin des années 70, de l’art minimal, de certains artistes du “Land Art” et des promesses que je pense toujours qu’ils portaient. On les a parfois définies comme une des dernières utopies modernes : Construire un sujet coupé de tout déterminisme psychologique, social et historique, une pensée du sujet en dehors du bruit et de la fureur, dans l’espace abstrait de l’atelier ou du cube blanc, exposer un corps neutre et transhistorique. L’échec ou l’abandon de tout projet de libération dans l’art aujourd’hui laisse un sentiment de vide. On ne peut rester rivé à l’idée d’art contemporain comme des fétichistes du soulier, bien que cette perversion n’ait rien d’antipathique. L’état des choses appelle je pense des questions de type historique et social et à un élargissement des références en dehors de son champ strict.
- Flux-News n°16, juin 1998.